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— « Or il y avait là beaucoup d’herbe, et ils s’y assirent au nombre d’environ cinq mille hommes. Jésus prit donc les cinq pains, et, après avoir rendu grâces, il les distribua à ceux qui étaient assis ; il leur donna de même les deux poissons autant qu’ils en voulaient. Quand ils furent rassasiés… »
Un bruit sourd, suivi d’une exclamation, interrompit l’abbé Mewen au beau milieu de l’Évangile de saint Jean. Ce ne pouvait être qu’un événement exceptionnel. Aucun chrétien digne de ce nom n’interromprait la lecture du saint Livre ! Les moines s’étaient agglutinés autour d’un des leurs, étendu sur le sol de terre battue. Frère Pandarus, à genoux, tentait sans succès de le réanimer.
— C’est frère Servius, balbutia le jeune Priscus, il s’est évanoui !
— Je ne suis pas aveugle, mon fils ! répliqua l’abbé d’un ton sec.
Le moine baissa les yeux et recula, sans doute conscient de sa sottise. Ce jeune niais parlait toujours pour ne rien dire et riait sans raison.
— Il respire à peine, fit Pandarus en levant le visage vers l’abbé. Si tu le permets, je vais le ramener à sa cellule et tenter de le soigner.
L’abbé approuva d’un signe.
— Frère Ninian, aide frère Pandarus à transporter frère Servius dans votre cellule. Quant à nous, reprenons la célébration de cette messe.
Pandarus souleva le corps de Servius. L’homme était si décharné que le secours de Ninian était superflu mais il n’aurait pas été convenable que Pandarus charge le vieux moine sur son épaule comme un sac de farine.
L’idée de farine évoqua celle du pain et l’estomac de Ninian se tordit en un spasme douloureux. Cela n’avait pas cessé pendant la lecture de l’Évangile. Cette année, sous l’influence de Chanao, l’abbé avait décidé que les moines ne déjeuneraient plus qu’une fois par jour et qu’ils banniraient la viande de leur ordinaire. Ils n’avaient donc avalé qu’un bouillon de légumes accompagné d’un peu de pain et de fromage la veille au soir.
Ninian n’était pas le seul à souffrir de cette frugalité exagérée. Les autres moines aussi avaient les joues creuses et le regard fiévreux. Priscus, en pleine croissance, était particulièrement affamé. Pourtant le jeune moine n’avait pas caché à Ninian qu’il « trichait ». Chaque jour il subtilisait aux cuisines un morceau de pain supplémentaire, des noisettes ou une pomme séchée.
Ninian aurait dû le sermonner pour ces vols, voire le dénoncer. Il en était incapable. Et pas seulement parce que Priscus lui offrait souvent une partie de son butin. Plutôt parce que Ninian désapprouvait ce jeûne excessif, tout comme il désapprouvait la ferveur fanatique de Chanao. Mais il n’avait pas le courage de défendre ses convictions.
— Allonge-le sur sa paillasse. Voilà, comme ça.
Frère Pandarus posa sa tête sur la poitrine de Servius.
— Il est bien faible.
— Il meurt de faim, comme nous tous ! Une tranche de jambon et du miel le remettraient sur pied. Du bon miel de ses abeilles. Dans un peu de lait chaud. Il aime tellement ça !
Pandarus lança à Ninian un regard en biais.
— L’abbé interdit la viande.
— Peut-être fera-t-il une exception pour sauver notre frère ?
— Peut-être. Encore qu’il soit sans doute trop tard. Sa mauvaise fièvre l’a terriblement affaibli, il aurait fallu qu’il mange davantage pour fortifier son corps contre la maladie.
Ninian détourna la tête pour cacher ses larmes. Il partageait la cellule du vieux moine depuis son arrivée et s’était beaucoup attaché à lui. Servius l’avait aidé pendant ses premiers mois de vie monacale. Habitué à être servi par une nuée d’esclaves, Ninian avait découvert les courbatures, les mains cloquées par le maniement de la bêche, la fatigue née d’un dur labeur. Servius savait trouver les mots qui encouragent. Il avait aussi montré à Ninian comment s’occuper des abeilles qu’il abritait dans des ruches installées non loin de là.
— Je sais que tu aimes frère Servius, déclara Pandarus en lui serrant le bras. Mais tu devrais te réjouir pour lui, frère Ninian, au lieu de le pleurer. Il va rejoindre notre Créateur après une longue vie d’amour et de prières.
Ninian acquiesça, s’essuya les yeux d’un revers de main.
— Je retourne à la chapelle. Je prierai pour lui.